Marie Romanet, gestionnaire principale des communications et responsable du programme Les femmes qui transforment le monde du travail, a récemment discuté avec Audrey Lara, chef de la direction financière de Randstad Canada. Leur conversation porte sur le parcours professionnel d’Audrey dans un milieu à dominance masculine. Elles abordent aussi des sujets d’actualité comme l’impact de la pandémie sur les femmes ainsi que les récents mouvements de protestation aux États-Unis et dans le monde entier. Des perspectives intéressantes à découvrir!
à propos de ta carrière
Marie Romanet: Audrey, tu as été nommée chef de la direction financière chez Randstad en avril 2019. En quoi consiste exactement ton rôle?
Audrey Lara: Je suis responsable d’une équipe d’environ 80 personnes. Notre objectif est de maximiser le potentiel de croissance de l’entreprise tout en s’assurant de la saine et bonne gestion. Nous sommes également responsable de produire l’information financière nécessaire aux États-Unis et au groupe dont le siège est basé aux Pays-Bas.
Je joue un rôle de partenaire d’affaires stratégique auprès du PDG. Je conseille l’équipe de direction grâce à des analyses stratégiques et de la planification financière afin de prendre les décisions qui permettront d’atteindre les objectifs de l’entreprise.
MR: Est ce que tu peux nous parler un peu de ton parcours professionnel?
AL: J’ai commencé ma carrière professionnelle à Paris en audit financier chez Deloitte & Associés, où je suis restée 7 ans.
En 2010, j’ai rejoint une start-up spécialisée dans le reciblage publicitaire en ligne (Criteo) en tant que responsable finances. Durant mes 7 années là-bas, j’ai occupé plusieurs postes pour terminer en tant que CFO régional pour la zone Europe Moyen Orient Afrique.
J’ai notamment contribué à l’introduction en bourse de l’entreprise en 2013 sur le Nasdaq, ouvert plusieurs filiales à l’international, mis en place la structure fiscale du groupe et géré la transition du statut de “Foreign Private Issuer” à “Domestic Registrant” aux Etats-Unis. Une belle aventure qui a façonné ma carrière et m’a permis d’acquérir une expérience en finance rare pour une personne de mon âge.
Après mon arrivée au Québec, en 2018 j’ai rejoint LXR and Co, une entreprise spécialisée dans les articles de luxe de seconde main cotée en bourse à Toronto, en tant que CFO pendant 1 an. C’est après cette expérience que j’ai intégré Randstad en 2019.
MR: Est-ce que tu as l’impression d’avoir du faire des sacrifices pour arriver à ce niveau-là assez jeune?
ML: Je n’utiliserais peut-être pas le mot sacrifice, mais c’est sûr que j’ai du faire certaines concessions et parfois même accepter de devoir refaire mes preuves, notamment après mes retours de congés de maternité.
Dans les métiers financiers et les postes de haut niveau, les femmes sont généralement peu représentées et doivent redoubler d’efforts afin d’obtenir un équilibre vie privée/vie professionnelle, d’autant plus lorsqu’elles souhaitent avoir des enfants. Elles sont donc souvent obligées de renoncer à des postes importants car elles ne peuvent tout simplement pas tout mener de front.
Les congés de maternité représentent des moments-clés dans nos carrières. En effet, pendant que nous prenons ce temps indispensable pour s’occuper de nos familles, l’entreprise continue d’avancer et il est parfois difficile de reprendre le train en marche à notre retour, sans avoir à déployer des efforts considérables pour concilier les deux.
Heureusement, dans mon cas, j’ai pu compter sur le soutien de mon conjoint pour pouvoir m’investir dans ma carrière, tout en étant présente pour ma famille.
Ceci étant dit, on peut parfois observer l’effet inverse.On a en effet souvent tendance à définir les femmes dans le monde du travail par leur situation familiale. C’est généralement l’une des premières questions qu’on va poser à une femme, à savoir si elle a des enfants, alors qu’on ne demandera jamais ceci à un homme lorsqu’on le rencontre.
Et donc pour les femmes sans enfants ou avec des enfants plus déjà grands, les exigences peuvent se révéler parfois plus élevées et les attentes plus grandes. Certains préjugés comme elle n’a pas d’enfants, elle peut travailler plus ou plus tard par exemple sont encore très présents. Cela tend à créer des inégalités entre les femmes elles-mêmes alors que nous avons plus besoin de solidarité.
à propos de la pandémie et de son impact sur les femmes
MR: Nous avons récemment publié un rapport sur les conséquences démesurées de la COVID-19 sur les femmes. De ton côté, est-ce que tu as ressenti cette pression supplémentaire qui pèse sur les épaules en période de pandémie ?
AL: Je pense que cette pression a été ressentie par nous toutes durant cette crise sans précédent. Ce sentiment d’insécurité, le fait de pas pouvoir planifier, de ne pas savoir de quoi demain est fait a été très pesant, et l’est encore beaucoup.
Par ailleurs, la logistique quotidienne, en plus des attentes professionnelles et familiales, sans pouvoir avoir de “sas de décompression”, est parfois difficile à gérer. La charge domestique et parentale à assurer en plus d’un travail à plein temps en temps de crise, notamment dans une profession financière, apporte évidemment son lot de défis.
comment se passe la conciliation télétravail-famille chez toi?
AL: La gestion des enfants est un défi en soi. Il leur est difficile de comprendre pourquoi nous sommes là physiquement, mais non disponibles pour eux. Par ailleurs, pour leur épanouissement personnel, on souhaiterait pouvoir compenser l’absence des amis et le manque de lien social du fait de l’arrêt de l’école, ce qui est difficilement possible en assurant un travail à plein temps. Enfin, le besoin de suivi pédagogique ajoute de la complexité à la gestion quotidienne.
Cela dit, je remercie particulièrement mes collègues chez Randstad pour leur patience et leur bienveillance, notamment lorsque mes enfants font irruption dans nos réunions virtuelles! Dans notre équipe de direction mixte, tout le monde fait preuve d’empathie et de compréhension, ce qui aide grandement à évacuer le sentiment de culpabilité que l’on peut parfois ressentir.
Il n’est pas toujours facile de rester patient et garder son calme dans une période de stress et de changement comme celle que nous traversons actuellement. Mais je dois dire que je suis fière d’appartenir à une organisation comme Randstad Canada qui place les valeurs humaines au premier plan.
à propos des mouvements de protestation aux états-unis
MR: Pour terminer, on ne peut pas passer sous silence les événements récents aux États-Unis. De ton côté, quel est ton regard là-dessus?
AL: En tant que personne de couleur issue du métissage, j’ai été profondément choquée et émue des événements aux États-Unis. Je dénonce évidemment toute forme de racisme ou de discrimination envers les personnes de couleur et je trouve regrettable que nous ayons à vivre de tels drames pour nous rappeler que c’est encore un problème réel et profond dans notre société aujourd’hui. J’espère que tous tireront les enseignements de cette nouvelle crise et que des actions concrètes seront menées par les gouvernements et les citoyens pour empêcher d’autres drames comme celui qu’a vécu la famille de George Floyd et d’autres avant lui.
Encore une fois, je suis fière d’appartenir à la famille Randstad qui a pris position et a offert la possibilité à tous ceux qui le souhaitaient de s’exprimer à ce sujet. C’est en parlant, en s’informant, en se remettant chaque jour en question et en ne tolérant aucune manifestation de racisme que l’on arrivera à vaincre ce fléau.
MR: Pour terminer, est-ce que tu aurais un conseil de carrière pour nos lectrices.
AL: Ne pas se fixer de limites (nous devons briser le plafond de verre) et toujours rester fidèles à soi-même et à ses valeurs. Identifier nos alliées et alliés dans l’entreprise et se soutenir mutuellement pour avancer, sans oublier qui on est et d'où l’on vient.