Marie-Noëlle Morency, de Randstad, a récemment rencontré Jennifer Hargreaves (propriétaire et fondatrice de Tellent) pour discuter de problèmes pressants auxquels les femmes sont aujourd’hui confrontées sur le lieu de travail. Elles partagent leur vision respective sur les raisons qui motivent davantage les femmes que les hommes à rechercher un travail flexible. Leur discussion porte également sur les avantages d'un travail axé sur les résultats, sur le partage égal des congés parentaux. Des perspectives intéressantes à découvrir!
les femmes et leur désir d’un emploi flexible
Marie-Noëlle Morency: Jennifer, croies-tu que les femmes estiment que leur lieu de travail actuel n'offre pas suffisamment de possibilités de travail flexible ? Ou penses-tu que les lieux de travail traditionnels n’offrent généralement pas assez de flexibilité aux femmes?
Jennifer Hargreaves: Je crois que les femmes ont vu leurs opportunités en milieu de travail évoluer beaucoup plus rapidement que les attentes de la société traditionnelle envers elles. Et idéalement, les 2 auraient dû évoluer parallèlement!
La structure du marché du travail n’a pas beaucoup changé depuis la révolution industrielle, elle est restée très traditionnelle. Mais on en demande plus que jamais aux femmes: On veut qu’elles travaillent comme si elles n’avaient pas d’enfants, et qu’elles s’occupent des enfants comme si elles ne travaillaient pas. Le nombre de femmes diplômées de l’université croît sans cesse. Elles entrent sur le marché du travail à des niveaux semblables à ceux des hommes, mais elles n'atteignent tout simplement jamais les mêmes niveaux de leadership et hiérarchique que leur équivalent masculin. On attend de nous que nous dirigions et réussissions comme les hommes au travail, mais avec des attentes sociétales qui s'accompagnent toujours de rôles genrés traditionnels. Il y a là une déconnexion complète de la réalité!
Nous avons récemment effectué un sondage qui a révélé que 58 % des mères qui travaillent demeurent les principales fournisseures de soins et qu'elles assument deux rôles à temps plein avec peu ou pas de soutien de la part de leurs partenaires ou employeurs. La flexibilité au travail les aide à gérer ce double fardeau, mais une culture de travail flexible contribuera à réduire les préjugés et la discrimination fondés sur le sexe et conduira finalement à une plus grande équité au travail.
D'après le même sondage, seulement 2% des hommes sont les principaux fournisseurs de soins. On peut donc facilement déduire que 98% d’entre eux bénéficient d'un soutien à la maison, ce qui leur permet de se consacrer pleinement à leurs objectifs de carrière. Ici, il existe clairement un écart de taille par rapport à ce que les femmes peuvent réellement apporter au travail et à l'économie.
la conciliation travail-famille : une utopie ?
MNM: À la lumière de ces chiffres, tu seras peut-être d’accord avec moi pour dire que la conciliation travail-famille est utopique ? Bien que nous tentons par tous les moyens possibles de gérer ces deux aspects principaux de notre vie, de croire qu’il est possible de le faire sans flexibilité au travail est irréaliste. Tenir sa famille et son travail à bout de bras sans bénéficier d’une certaine flexibilité, c’est plutôt irréaliste, non ?
JH: Eh bien, Marie-Noëlle, tu viens d’ouvrir une boîte de Pandore!
Personnellement, je crois que la conciliation famille-travail est une interprétation que chacun s’approprie. Au final, chaque personne adapte cette conciliation selon ce qui a le plus de sens pour elle. Après avoir lu un grand nombre d’articles et d'opinions de diverses personnes influentes sur la conciliation travail-famille, je crois qu’en effet, c’est un concept qui n’a ultimement rien de très réaliste !
Néanmoins, je pense que la relation que l’on a envers sa famille et son travail est intimement liée à notre capacité à accepter nos choix et nos décisions les concernant . On devrait toutes et tous avoir le contrôle de nos décisions au quotidien. Ces décisions commencent à partir du moment où l’on choisit de travailler dans un bureau de 9 à 5, ou encore de faire une heure de trajet matin et soir. Tu peux aussi choisir de négocier une certaine flexibilité, ou de chercher un emploi qui t’offrira cette flexibilité dont tu rêves tant. Ici, comme dans d’autres aspects de la vie, tout choix a ses conséquences. Si tu assumes l’entière responsabilité de tes choix - et les conséquences qui en découlent, tu te facilites la vie et tu peux alors te réaliser pleinement.
Nos objectifs doivent être clairs et mesurables. Par exemple, les miens sont d’être un mère présente pour mes deux jeunes enfants, et également une entrepreneure. Mais l’ordre de ces objectifs est très important : mon rôle de parent passera toujours en premier. Cependant, je ne pourrais pas mettre de côté mon envie de dépassement et mon besoin d’apprendre. C'est une partie intégrante de mon identité. Toutefois, chaque décision que je prend reflète toujours mon objectif prioritaire d’être une mère présente. Si la garderie ferme ou qu’un de mes enfants tombe malade, même si je peux me sentir déchirée face à ce choix, je m’en remets rapidement à mes priorités. C’est ce qui me permet d'accepter sans amertume la conséquence de ma décision. Au départ, mon objectif était d'être entrepreneure pour bénéficier d’une plus grande flexibilité, question de passer plus de temps avec mes enfants. C’est donc un choix que j’assume pleinement.
Le contraire est aussi vrai : si mon entreprise ne croît pas aussi rapidement que mes concurrents, j’en suis l’unique responsable. J'ai choisi d'avoir cette flexibilité et d'être une entrepreneure avec tous les défis que cela comporte, parce que cela me donne la possibilité d'être à la maison quand j'en ai besoin. Du moment qu’on est clair et à l’aise avec ce qu’on désire, on peut avoir une conciliation travail-famille qui nous correspond vraiment. Finalement, le succès a une définition bien différente d’une personne à une autre!
les avantages des modèles de travail axés sur les résultats
MNM: J’aimerais en savoir plus sur le modèle de travail axé sur les résultats, le ROWE : cette nouvelle approche qui promet une flexibilité semble s’attarder uniquement aux résultats d’une entreprise. Comment cela peut-il modeler un milieu de travail ?
JH: L'acronyme ROWE (Results Only Work Environment) signifie bel et bien un environnement de travail basé uniquement sur les résultats. Cette stratégie de gestion des ressources humaines a été co-créée par deux femmes des États-Unis, et veut que les employés soient payés pour leurs résultats et leur productivité plutôt que pour leurs heures de travail.
Au Canada, quelques entreprises ont adopté et suivi la formation pour obtenir la certification officielle ROWE, mais d'autres organisations adoptent leur propre version des environnements de travail axés sur les résultats.
C’est un modèle que j’utilise dans mon entreprise, et avec les entreprises avec qui je travaille. Le modèle d'affaires des pigistes est un excellent exemple pour mesurer les résultats. Les pigistes facturent souvent par projet ou par livrable.
L'accent sur les résultats deviendra encore plus important à mesure que l'accès aux talents et aux compétences recherchés deviendra plus difficile.
les hommes et le partage des responsabilités familiales
MNM: Nombreux sont les hommes qui assument désormais d’importantes responsabilités parentales, par exemple en prenant plus de semaines de congé parental. C’est un plus pour la femme, qui se met souvent cette pression de faire ses preuves au travail au retour de son congé maternité d’un an. En termes d'équité, que des hommes prennent davantage de congés parentaux ne peut que les aider à en faire plus et plus facilement avec leurs enfants en bas âge. Est-ce que tu vois cette tendance ?
JH: Oui, et c'est quelque chose qui me rend super enthousiaste! Une majorité d'entreprises mettent de plus en plus en place des politiques de congé parental comprenant un soutien spécifique aux pères. Pour ma part, je vois de plus en plus de papas se promener avec un porte-bébé, amener leurs enfants à l’école ou au parc, et je trouve ça carrément génial!
MNM: Je crois vraiment que ça change vraiment la donne et que c’est un signe que l’on s’en va dans la bonne direction, non ?
JH: Je pense que c’est une tendance très prometteuse à plusieurs niveaux. Non seulement c’est bénéfique pour la relation que les pères ont avec leurs enfants et leur conjointe, mais c’est clairement un pas de plus vers l’évolution des rôles hommes/femmes et la réduction des préjugés sur le marché du travail, encore trop présents.
Dans notre sondage, seulement 2% des mères qui travaillent voient leur conjoint être le principal fournisseur de soins. Comme tu l’as mentionné Marie-Noëlle, les femmes apprennent à devenir le parent principal pendant leur congé maternité.
Et seulement 40% d’entre elles réussissent, lors de leur retour au travail, à partager avec leur conjoint cette charge parentale (et tout ce qui vient avec). Je crois qu'un accès et un recours accrus au congé de paternité permettront à un plus grand nombre de femmes de s'épanouir au travail et de réduire les préjugés, conscients ou non, qui accompagnent le fait d'être un parent.
MNM: Je suis tellement d'accord! Et d’ailleurs, cette fois-ci, je vais en faire l’expérience et partager le congé parental avec mon mari. Voir un nombre croissant de pères prendre ce temps de qualité seul avec leur bébé leur permet de tisser des liens différents, et tout aussi bénéfiques pour l’enfant. J’en suis vraiment très heureuse.
JH: Et comme tu le dis, les deux parents apprennent ensuite à devenir des parents qui travaillent. Ils ont donc maintenant tous les deux l'expérience d'être le principal fournisseur de soins et ce n'est pas seulement la mère qui porte le double fardeau du travail et des soins. Ce sont les deux, ça devient un vrai partage, c’est quelque chose de très motivant selon moi !