Dans la série de balados « femmes innovantes », nous réalisons des entrevues enrichissantes et inspirantes avec les femmes audacieuses et passionnées qui façonnent le monde du travail de demain.
Dans cet épisode de notre balado « Femmes Innovantes », Marie-Noëlle Morency, idéatrice du programme Les femmes qui transforment le monde du travail de Randstad Canada, s’entretient avec la pionnière Gina Cody, ancienne élève de Concordia qui a fait un don de 15 millions de dollars à son alma mater en 2018 pour créer la Gina Cody School of Engineering and Computer Science.
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Marie-Noëlle : D’abord, j’aimerais savoir : as-tu toujours su que tu voulais être ingénieure?
Gina : Depuis que je suis toute petite, je répare. Si la table était brisée, la télé ne fonctionnait plus, le radio était cassé... je cherchais toujours à les réparer. C’est peut-être en fait dans mon ADN de vouloir tout réparer. J’ai rapidement compris que mon avenir serait en ingénierie. Quand tu veux réparer des trucs, c’est que tu as une nature d’ingénieure.
Marie-Noëlle : Est-ce que tes parents t’ont encouragée dans cette voie?
Gina : Mes parents ont été une grande source d’encouragement pour moi. Mon père croyait fermement que les femmes et les hommes sont égaux et que le genre ne devrait pas déterminer ce que nous faisons. Il croyait aussi qu’il faut sortir des sentiers battus. Selon lui, s’il y a peu de femmes dans un domaine ce n’est pas qu’elles ne sont pas capables. C’est simplement que ce n’est pas la norme. Il croyait beaucoup en moi et rêvait que je devienne ingénieure. Alors, « oui », il m’a beaucoup encouragée.
Marie-Noëlle : Je présume que c’est aussi ça la clé : d’avoir des proches qui nous appuient et qui sont favorables à nos choix. C’est beaucoup plus difficile lorsqu’on a l’impression d’avoir à avancer toute seule. N’est-ce pas?
Gina : Absolument. Je pense que les parents et les enseignants du primaire ont une grande influence sur la nouvelle génération. Les enfants qui réussissent mieux sont ceux qui peuvent compter sur les encouragements de leurs parents. Beaucoup de femmes m’ont dit qu’elles auraient voulu être ingénieures, mais que, malheureusement, leurs parents les en avaient dissuadées. C’est une situation que j’aimerais voir s’améliorer.
Marie-Noëlle : Je suis entièrement d’accord. Les statistiques le démontrent bien : il y a encore très peu de femmes ingénieures.
Dans les écoles de génie, la proportion des filles demeure assez faible. Espérons que ton exemple aidera à changer la tendance. Ta carrière a commencé à Toronto, où tu étais inspectrice de grue, ce qui est assez inusité comme emploi. À l’époque, tu étais la seule femme à occuper un tel poste. Comment est-ce que c’était d’être une femme ingénieure à cette époque? J’imagine que tu étais l’une des très très rares ingénieures.
Gina : Effectivement, mais je crois qu’il y a de bons et de moins bons côtés à cette situation. Pour moi, ce qui compte surtout c’est de changer le négatif en positif. Le négatif, c’est que j’étais la seule femme. Les gens n’avaient pas confiance en mes capacités. Ils s’attendaient à me voir échouer. Le positif, c’est que quand je leur ai démontré qu’ils avaient tort de douter, ils ne m’ont jamais oubliée puisque j’étais la seule femme. Ils se souvenaient de mon nom, savaient où je travaillais. Ça s’est avéré un grand avantage parce qu’ils savaient alors qui j’étais réellement et ne s’arrêtaient plus au fait que j’étais une femme. Ils avaient confiance en mes décisions et respectaient mes compétences. Ça n’a pas été facile. J’étais la seule femme et, parce que j’étais la seule femme, tout le monde me surveillait. Il faut donc travailler fort sans avoir droit à l’erreur. La tolérance aux erreurs est quasi nulle dans une telle situation. Tu ne peux pas te tromper. Il faut être bien préparée. Dans une réunion, il faut toujours être prête à répondre aux questions.
Marie-Noëlle : Si je comprends bien, tu dis que tu n’étais pas jugée de la même manière que les autres, que tu devais être encore meilleure parce que tu étais une femme.
Gina : Absolument. J’ai toujours cru, et je le crois encore, que pour qu’une femme soit considérée comme égale, dans un domaine fortement masculin, elle doit être meilleure et pas seulement égale. Cela a toujours été ma façon de voir et je l’acceptais. Cela a fait de moi une meilleure personne et j’ai travaillé plus fort. Je crois que c’est la clé : travailler fort et persévérer. C’est comme ça que tu pourras être acceptée et te faire respecter.
Marie-Noëlle : Ça m’amène au thème de notre programme cette année : les biais inconscients.
Par exemple, selon une étude réalisée à Harvard, 76 % des 200 000 répondants, femmes et hommes, ont un parti pris lié au genre et ont tendance à croire que les hommes sont mieux « adaptés » pour certaines carrières et que les femmes le sont pour rester à la maison. Je suis surprise que ce biais existe encore, mais, de toute évidence, il demeure bien vivant. Il est parfois conscient, mais aussi parfois inconscient et il est alors bien plus dangereux parce qu’il n’est alors ni reconnu ni visible. Est-ce que ça te surprend que ce parti pris lié au genre soit encore si présent? Est-ce que tu en as vécu les conséquences dans ta carrière?
Gina : Je ne suis aucunement surprise. Il y a encore des générations qui croient que les femmes n’ont pas leur place. De nombreuses personnes, même dans les pays développés, remettent en question le fait que les femmes s’inscrivent dans des programmes d’ingénierie, d’informatique ou de programmation en STIM. Ce sont des croyances présentes dès l’enfance. Comme tu l’as mentionné, un biais inconscient peut être assez dangereux parce que les gens pensent qu’ils sont progressistes, qu’ils acceptent les femmes, mais, dans le fond, ils se demandent : « Sont-elles capables? Sont-elles assez bonnes? » Je pense que, pour vaincre ces préjugés, il faut que les femmes aient confiance en elles et qu’elles se disent : « Oui, je suis assez bonne. Oui, je suis assez brillante. Oui, je suis assez forte pour être dans un domaine qui, à ce jour, est encore majoritairement masculin. » Dans 10 ans, les chiffres ne seront plus les mêmes et les statistiques, je l’espère, seront entièrement inversées. Prenons l’exemple des médecins. Cela a pris un certain temps. Probablement que très peu de femmes s’inscrivaient dans les programmes de médecine il y a des décennies ou une centaine d’années. Il n’y en avait peut-être même pas. Elles étaient acceptées comme infirmières, mais pas comme médecins. Cela a changé depuis. Aujourd’hui, dans les hôpitaux, c’est surprenant de voir la proportion de femmes médecins. Dans les universités, le pourcentage d’étudiantes a augmenté considérablement. J’espère que la même chose se produira dans les programmes en STIM. Il faut que cela commence dès l’enfance. C’est nécessaire pour qu’un genre réussisse, pour qu’il y ait égalité et que cette égalité soit acceptée.
Marie-Noëlle : Oui, et en particulier dans les STIM. Un des principaux biais inconscients porte sur le fait que les femmes ne seraient pas aussi bonnes que les hommes avec les chiffres.
Je ne sais pas d’où ça vient, mais on l’entend encore et je crois que c’est plutôt inconscient que conscient. On a l’habitude de penser que les femmes sont naturellement moins portées à être bonnes avec les chiffres. Évidemment, c’est totalement faux et impossible à prouver. Mais c’est quand même un bon exemple de croyance à changer parce que ça empêche de nombreuses femmes d’avoir la confiance requise pour se diriger vers une carrière en STIM.
Gina : En fait, il y a deux problèmes. Un est la force du nombre. Un plus grand nombre de femmes dans les domaines de STIM démontrerait que ce biais est erroné. Et pour y arriver, il faut commencer dès l’enfance. Il faut encourager les filles et les jeunes femmes à s’inscrire dans les programmes de mathématiques et de sciences. Il faut que les programmes soient plus amusants. Notre système d’éducation n’a pas changé. Ce que j’ai appris il y a 40 ans, 50 ans est encore enseigné aujourd’hui. Il faut changer la manière d’enseigner pour que la physique et la chimie soient amusantes. Il faut encourager les élèves du secondaire à suivre des cours de physique, par exemple. Parce que la physique est difficile, on dit « c’est bon, tu es jeune, tu n’as pas besoin d’en faire. » Après, c’est impossible d’entrer dans un programme d’ingénierie. Il y a déjà un obstacle à surmonter. Une de mes principales craintes vient du fait que nous sommes dans une révolution post-industrielle. L’économie mondiale dépend de l’intelligence artificielle, de l’Internet des objets et la fabrication évoluée. Tous ces domaines exigent de bonnes connaissances en STIM, en informatique, en ingénierie et en mathématiques. Donc, si nos filles n’entrent pas dans ces domaines à diverses étapes au cours des prochaines décennies, elles ne vont pas seulement prendre du retard, elles seront plus loin qu’elles ne le sont aujourd’hui. C’est ce que je crains pour les jeunes femmes et les filles.
Marie-Noëlle : Oui, et avec le vieillissement de la population, les pénuries de main-d’œuvre seront très importantes. On ne peut se passer des femmes qui, évidemment, représentent la moitié de la population.
Il faut qu’elles soient présentes comme travailleuses spécialisées dans ces domaines. On ne s’en sortira pas sans elles. Il faut donc accélérer le processus. Je suis tout à fait d’accord. Selon toi, y a-t-il une différence dans la manière dont les garçons et les filles apprennent? Est-ce que le fait que l’éducation soit la même pour les garçons et les filles ferait partie du problème? Est-ce qu’on pourrait tirer profit d’une différente manière d’apprendre?
Gina : Je ne crois pas. Je pense que les garçons et les filles apprennent de la même manière. Le principal problème est que lorsqu’on te dit que tu n’es pas bon ou bonne à quelque chose, tu le crois. À l’opposé, si on te dit que tu es bon ou bonne, tu le crois aussi. C’est ce type d’encouragement qui incite une personne à s’inscrire dans un programme. Donc, si les parents disent à leur fille : « L’ingénierie, c’est pour ton frère et non pour toi. Tu devrais choisir un autre programme. » Il est certain que l’enfant suivra ce conseil, mais il n’a pas lieu d’être aujourd’hui. Je pense que tous, garçons et filles, devraient faire ce qu’ils aiment, ce qui les rend heureux. Ils devraient tous avoir autant d’encouragements pour s’inscrire au programme de leur choix. Pour répondre à ta question : souvent, dès la naissance, nous proposons aux fillettes des jouets et activités plus « de filles » et « maternelles », ce qui est tout à fait correct. En tant que femmes nous sommes maternelles puisque nous donnons naissance, mais cela laisse tous les jouets plus « techniques » aux garçons. C’est un biais inconscient que nous, en tant que parents, inculquons déjà aux enfants. Il faut aussi agir à ce niveau.
Marie-Noëlle : Comme tu dis, il faut créer des occasions. Ce programme m’amène à y penser davantage. J’ai une petite fille et, évidemment, nous avons tendance à lui offrir des poupées et autres trucs du genre.
Pour Noël, je lui ai acheté une petite boîte à outils avec un marteau et un tournevis. Je lui ai dit qu’elle pourrait les utiliser pour aider son père. Effectivement, il faut créer des occasions et les inscrire à ces cours de science et non juste à des cours de danse. On est encore dans les biais inconscients. Je n’y avais jamais porté attention, mais ce programme et les nombreuses conversations que j’ai eues à ce sujet m’ont amenée à lui acheter quelque chose de plus masculin ou associé à un « trait masculin » comme une boîte à outils. Elle est super contente.
Gina : Absolument et, comme je dis toujours à mes amis, les meilleurs chefs au monde sont des hommes, mais on s’attend toujours à ce que ce soit les femmes qui cuisinent à la maison. C’est un autre biais inconscient. On pense que les femmes cuisinent mieux que les hommes. Pas vraiment. Les hommes peuvent être aussi bons que les femmes pour cuisiner puisque les grands chefs sont souvent des hommes. On parle donc encore d’un biais inconscient, mais en sens opposé.
Marie-Noëlle : Il faut donc briser le cycle et tenter autre chose. Tu es devenue PDG de l’entreprise qui, en 2013, a été nommée l’une des entreprises les mieux gérées au pays.
En 2010, tu faisais partie des 10 femmes entrepreneures les plus influentes au Canada par la revue Profit. Tu es donc, de toute évidence, une dirigeante qui réussit très bien. Comment décrirais-tu ton style de leadership? Qu’est-ce qui fait que tu es une bonne dirigeante et, à ce titre, comment gères-tu les biais inconscients quand tu en vois?
Gina : Je crois que, pour bien diriger, il faut bien écouter. Il faut aussi se placer au sein d’une équipe plutôt que de se voir au-dessus de l’équipe. Tu donnes la direction, mais tu écoutes aussi en même temps tes collègues et le personnel parce qu’ils ont d’excellentes idées. Ils apportent des améliorations. En les écoutant et en mettant en place leurs idées, tu les encourages à suggérer d’autres idées encore meilleures et ton entreprise ne peut que s’améliorer. En plus, quand les membres du personnel ont l’impression de faire partie de l’organisation, leur satisfaction est plus grande. Ils y gagnent aussi. Une des meilleures citations que j’ai entendues est : « Je ne dis jamais je; je dis toujours nous. » Je pense qu’il est extrêmement important de ne jamais prendre tout le mérite. Je ne suis personne sans les gens autour de moi qui m’aident à devenir qui je suis. Un bon conseil que j’aime donner est d’inclure tout le monde et d’écouter.
Marie-Noëlle : En tant que leader, as-tu constaté des biais inconscients dans tes équipes? As-tu été capable d’instaurer quelque chose de différent dès le départ au sein de tes équipes? Puisque tes équipes d’ingénierie sont composées de femmes et d’hommes, as-tu constaté de tels biais et as-tu été en mesure d’agir pour les éliminer?
Gina : J’étais de toute évidence favorable aux femmes, pas seulement parce que ce sont des femmes, mais parce que je crois que ce sont d’excellentes ingénieures. Le défi, c’était de les trouver. Quand le bassin est très petit, la capacité de tirer des ressources de ce bassin est aussi très limitée. Je crois aux femmes et je ne pense pas que j’accepterais que des personnes dans mon organisation leur manquent de respect. Ceci étant dit, si tu es déjà allée sur un chantier de construction ou même dans mon propre laboratoire dans nos bureaux. Par exemple, à Noël, la plupart des bureaux de construction ont reçu des cadeaux sur lesquels on voyait des femmes en bikini ou des photos inappropriées, à mon avis. C’est sur un calendrier affiché sur les murs d’une entreprise. Et c’est assez fréquent. J’ai dû leur rappeler de l’enlever parce que c’est très inapproprié. Plus ils entendent que c’est inapproprié, plus ils réagissent. Mais, la situation s’est produite et elle devait être gérée. Je crois quand même, enfin j’espère, que les femmes dans mon bureau ont eu suffisamment d’encouragement à se tenir debout parce qu’elles sont bonnes. Pas juste parce que ce sont des femmes; elles sont des ingénieures brillantes.
Marie-Noëlle : Alors, c’est constant. Il faut toujours faire preuve de vigilance.
Gina : Absolument. Je crois... je ne dirais pas que c’est une bataille, mais que c’est une exigence. Nous devons consciemment nous rappeler et rappeler aux autres que nous sommes ici pour de bon, nous ne partirons pas. C’est un fait qu’il faut accepter.
Marie-Noëlle : Penses-tu que les femmes peuvent tout faire? Penses-tu que c’est possible, de nos jours, pour une femme d’avoir une excellente carrière?
De travailler de longues heures, d’avoir une famille et de tout faire en même temps? Quelle est la recette pour réussir à intégrer tout ça? Car dieu sait qu’il y a beaucoup de femmes qui peinent à conserver un équilibre travail-vie personnelle et qui tentent de jongler entre leur carrière et leur famille sans rien échapper. Il y a d’énormes responsabilités des deux côtés. Comment arrives-tu à bien intégrer tout ça? Quelle est ton expérience?
Gina : Premièrement, oui, c’est possible. J’en suis un exemple. Il y a de très nombreux exemples comme moi, mieux que moi, qui ont eu plus de succès que moi. Alors, oui, les femmes peuvent réussir et tout faire. J’ai deux filles. Elles sont grandes maintenant. Elles ont une bonne éducation et réussissent bien dans ce qu’elles font. Alors, pour répondre à ta première question, oui, c’est possible d’atteindre un équilibre entre travail et vie personnelle. Comment y arriver? En fait, c’est un vrai partenariat, dans la réalité, pas juste sur papier. Je crois que les pères aiment leurs enfants, leurs filles comme leurs fils, de la même manière que les mères les aiment. Je crois aussi que nous, les femmes, sommes convaincues que nous avons la responsabilité des tâches ménagères. Nous avons la responsabilité de choisir ce qu’on mange pour souper, de prendre soin des enfants, d’aider aux devoirs, de voir à leur éducation, etc., etc. Nous ne partageons pas le fardeau avec nos partenaires. Mais, si tu enlèves le fardeau des épaules de ton partenaire et que tu le mets sur les tiennes, tu alourdis ta propre charge. Alors, en tant que femmes, si nous voulons réussir dans notre entreprise, dans notre domaine professionnel, nous devons être dans un vrai partenariat, pas juste un partenariat théorique. Les soins aux enfants et les tâches ménagères doivent être divisés également, pas seulement en fonction de ce que tu penses et de ce que les anciennes générations nous ont imposé. Si tu veux rester à la maison et prendre soin des enfants, c’est aussi un travail exigeant et tu devrais être respectée pour ce travail. Mais ça doit être ton choix; tu ne devrais pas quitter ton emploi parce que tu as l’impression que tu dois le faire.
Marie-Noëlle : C’est très vrai. Je pense aussi que, parfois, ça vient de nous. Il faut laisser aller certaines choses et véritablement faire confiance à notre partenaire pour la cuisine et d’autres tâches ménagères. Il faut le laisser évoluer dans ces domaines également.
Gina : C’est très bien dit. Je pense qu’il y un certain fardeau sur nos épaules et que c’est de la culpabilité qui nous est transmise, probablement par nos parents, et avec laquelle nous avons été élevées. Et j’encourage les entreprises, et de nombreuses entreprises avant-gardistes le font aussi, à inciter les hommes à prendre des congés. Quand les femmes sont appelées en entrevue, je crois qu’il y a un biais inconscient qui fait qu’on ne leur donne pas de promotion parce qu’elles vont partir en congé de maternité. Mais les gestionnaires pensent rarement que les hommes vont prendre un congé ou quitter l’entreprise pour un autre emploi. Ils ne pensent pas à ne pas leur accorder de promotion. Ils ont toujours ça à l’esprit. L’autre chose, c’est que nous vivons dans un monde numérique et technologique qui évolue rapidement. Si une femme part 18 mois en congé de maternité, je dis souvent à la blague que la 5G sera devenue la 6G pendant son absence. Elle sera complètement déconnectée. Il faut donc se tenir au courant. Il ne faut pas être à l’écart du travail pendant une si longue période si tu veux faire partie du monde du travail de demain.
Marie-Noëlle : C’est très vrai. Je pense que la participation des hommes aux congés parentaux est certainement un élément clé de la parité des genres. Les femmes peuvent donc retourner au travail plus rapidement.
C’est plus facile de se remettre en selle et d’entreprendre divers projets. Alors, oui, que les hommes participent plus aux congés parentaux et qu’ils prennent plus de congés est un point positif pour la parité. J’espère que cette tendance ira en s’accentuant. Tu parlais de changements technologiques et disais que tu vois leur cadence s’accélérer. Comment perçois-tu l’évolution de ta profession? Quelles sont les opportunités pour les prochaines générations d’ingénieurs, en particulier de femmes ingénieures? Qu’est-ce qui te motive et t’anime dans cet avenir pour ton domaine d’activités?
Gina : Comme je l’ai mentionné, nous sommes dans la quatrième révolution industrielle. Pour la première fois de l’histoire, la force physique ne sera plus un avantage pour obtenir un emploi. Le cerveau et la capacité à performer sont ce qui distingue une personne de ses collègues. Le monde n’a jamais été aussi prêt pour offrir des chances égales à tous, peu importe le genre. C’est pourquoi je n’ai jamais autant senti le besoin que les femmes entrent dans les programmes de STIM, parce que toute l’industrie repose sur des gens qui ont de bonnes connaissances en technologie, qui sont dans les domaines de STIM : science, technologie, ingénierie et mathématiques. Les femmes doivent étudier dans ces programmes; elles doivent s’immerger dans les connaissances qu’elles acquièrent. Elles pourront ensuite prendre part à l’évolution qui attend l’humanité. Je crois aussi que nous devons participer à l’évolution parce que l’industrie et tout le reste sont bâtis par les personnes et pour les personnes. Donc, si les femmes ne font pas partie de l’évolution, tout ce qui sera bâti le sera pour les personnes qui y participent. Nous devons donc être présentes et actives. Il faut s’assurer qu’il y a un équilibre des genres dans l’usage et dans les dispositions.
Marie-Noëlle : Comme tu le mentionnes, c’est une question soulevée en intelligence artificielle. Est-ce qu’il y a équilibre des genres dans les algorithmes si les programmeurs sont tous des hommes? Bien sûr qu’il aura équilibre, les femmes sont donc aussi importantes.
Gina : Absolument. L’intelligence artificielle, l’Internet des objets, l’évolution technologique, tout ça doit être bâti par des personnes des deux sexes. En fait, je parle souvent des hommes et des femmes, mais il ne faut pas oublier les autres genres. Il faut enseigner à nos enfants que ce n’est plus une question binaire. Certaines personnes peuvent n’être ni hommes ni femmes. Il y a les communautés LGBTQ+ et bien plus. Ces personnes font toutes parties de la société et nous ne pouvons oublier les minorités. Il faut bâtir pour les minorités, pour les personnes différentes de nous, qui ne nous ressemblent pas, n’agissent pas comme nous. Ce sont néanmoins des personnes qui font partie de l’humanité, de la société. Tout ça, l’inclusion et la diversité, cela n’a jamais été aussi importants qu’aujourd’hui parce que le monde est connecté. Nous vivons tous dans un même monde. Les nationalités, couleurs, ethnies, genres n’ont plus vraiment d’importance. Les connexions entre nous sont établies en une fraction de seconde. Nous vivons donc tous dans un même monde. On ne peut faire de ségrégation. On ne peut fermer les portes et dire que c’est notre nation, notre couleur, notre langue ou notre religion. Cette époque, espérons-le, est derrière nous. Le changement ne sera pas facile. Il va falloir beaucoup de contributions de beaucoup, beaucoup de personnes.
Marie-Noëlle : En fin de compte, nous parlons tous l’humain, nous parlons tous technologie.
Gina : Oui, et c’est la même chose pour les algorithmes. Chaque langue. Absolument. C’est ce qui fait que le monde deviendra un. Et les gens doivent s’ouvrir à la réalité économique actuelle. Et à la culture actuelle.
Marie-Noëlle : La faculté d’ingénierie de l’Université Concordia est la première au Canada à être nommée en l’honneur d’une femme, toi, Gina Cody.
C’est une réalisation exceptionnelle qui inspirera certainement les jeunes femmes étudiant en ingénierie, en particulier parce que les femmes ne représentent encore que 20 % des étudiants en ingénierie. Penses-tu qu’on en fait assez pour encourager les filles à étudier en STIM? Si on se projette vers l’avenir, comment veux-tu inspirer les jeunes filles à explorer l’ingénierie? Qu’aimerais-tu dire à celles qui démontrent de l’intérêt, des aptitudes ou de la curiosité pour les domaines liés aux STIM? Comment les inspires-tu?
Gina : Je n’en reviens pas encore. L’École de génie et d’informatique Gina-Cody est la première au Canada et, croyez-le ou non, la première du genre au monde et c’est en 2018 que cela s’est produit. Vous ne trouverez aucune autre faculté combinée de génie et d’informatique dans le monde qui porte le nom d’une femme. Alors, j’espère que cette petite contribution envoie comme message aux jeunes femmes et aux filles qu’elles ont leur place en ingénierie et que l’université n’est pas seulement pour les hommes, elle est aussi pour les femmes. Elles y ont leur place. C’est le message que je veux passer. Dans la quatrième révolution industrielle, notre participation est requise parce que nous savons qu’en 2030 le Canada connaîtra une pénurie d’environ 100 000 ingénieurs parce que les baby-boomers vont partir à la retraite, les gens comme moi vont partir à la retraite et que la moitié de la population ne s’inscrit pas dans les programmes de génie et d’informatique. On ne peut se fier à l’immigration parce que le besoin d’ingénieurs et d’informaticiens est maintenant universel. Alors, où allons-nous les prendre? Il faut les prendre dans notre bassin de femmes. Le Canada en a besoin. Notre économie en a besoin. Ce n’est pas juste une question d’équilibre des genres ou de la nécessité d’atteindre cet équilibre. C’est pour la survie de notre économie et pour que notre pays soit l’un des meilleurs et des plus évolués au monde. Nous avons besoin que les jeunes femmes et les filles s’inscrivent en ingénierie et en informatique. C’est le message que je veux passer. Nous devons faire plus. En faisons-nous assez? Je ne crois pas parce qu’on en parle souvent juste parce qu’il faut en parler. Ça ne fera pas bouger les choses. Nous en avons beaucoup parlé dans la dernière décennie, mais les chiffres n’ont pas changé. Nous devons intensifier nos actions et aller parler dans les écoles secondaires pour tenter de convaincre les filles plus tôt dans leur cheminement. Il faut aussi augmenter les inscriptions aux programmes jeunesse et aux divers camps d’été en ingénierie. Pratiquer l’ingénierie, l’essayer, en tant que femmes. Elles pourront alors réaliser que l’ingénierie est amusante, que leur avenir dépend de l’ingénierie et qu’elles devraient en faire partie. C’est la notion que j’aimerais que les universités, les collèges et écoles secondaires, les parents véhiculent tous aux jeunes enfants, aux garçons comme aux filles. Que tous ces acteurs les encouragent à s’inscrire en génie, à s’inscrire en informatique ou en STIM et qu’ils rappellent aux jeunes femmes et aux filles qu’elles sont assez bonnes. Qu’elles sont assez brillantes. Qu’elles sont assez fortes et capables.
Marie-Noëlle : Penses-tu que le mouvement MoiAussi aide également les jeunes femmes à réaliser qu’elles ont une voix et qu’elles doivent se faire entendre? Penses-tu que, d’une certaine façon, ça leur redonne du pouvoir?
Gina : Absolument. Je pense que le mouvement MoiAussi a mis en lumière les gestes et comportements qui ont, depuis très longtemps, été acceptés tant par les hommes que par les femmes au travail, dans les gyms et partout. Les hommes ont le droit de dire et de faire ce qu’ils veulent. C’est drôle, c’est macho et c’est acceptable. Mais on envoie maintenant le message que, non, ce n’est pas acceptable. Non, nous n’accepterons plus les commentaires désobligeants. Et il faut que les hommes comme les femmes interviennent lorsque, dans un vestiaire, un homme fait une remarque désobligeante à propos de ses collègues féminines ou d’une autre personne. Je dis toujours que l’on ne se porte pas à la défense d’une sœur, d’une mère ou d’une amie proche, on se porte à la défense de toutes les femmes, parce que l’on se porte à la défense de l’humanité dans son ensemble. Quand tu entends et que tu ne dis rien, tu contribues à perpétuer ces comportements. Nous vivons dans un monde où les présidents, premiers ministres et autres pensent que c’est correct et acceptable de faire des remarques désobligeantes envers les femmes dans les vestiaires ou entre eux. Ce n’est pas acceptable. Nous ne faisons pas de telles remarques à propos des hommes. Je ne crois pas que, dans les vestiaires, nous avons des propos désobligeants. Ça devrait être la même chose pour les hommes. Le mouvement MoiAussi doit s’étendre. Je crois que les femmes sont aujourd’hui plus libres, qu’elles défendent leurs droits. Elles ne se voient plus comme une victime de problèmes qui n’ont rien à voir avec elles et tout avoir avec l’autre.
Marie-Noëlle : Gina Cody, ton cheminement de carrière est exemplaire. Il est impressionnant. Aurais-tu un conseil professionnel ou quelques mots pour les jeunes professionnelles qui souhaitent réussir autant dans leur carrière que dans leur vie personnelle? Quel serait LE conseil à leur donner?
Gina : Ce serait quelque chose que ma mère m’a dit lorsque j’étais petite. Son conseil était : la seule voie d’une femme vers l’indépendance passe par l’éducation supérieure et la connaissance. Ce que je conseille donc aux femmes parmi mes amies et collègues est de continuer à apprendre, de ne jamais cesser d’améliorer ses connaissances et sa formation. Va aussi loin que tu le peux. Cela te donne une piste de réussite. Ce qui m’a aidée, entre autres, c’est mon doctorat en ingénierie. Dans l’appellation « Doctor Cody », il y a la notion qu’une institution a déjà donné son approbation; qu’elle m’a acceptée comme femme ingénieure. Donc, si tu es ingénieure, que tu as un doctorat, ou une maîtrise ou un autre diplôme, une institution t’a déjà approuvée. C’est alors plus facile d’être acceptée par l’autre partie de la société. Et pour être indépendante, l’éducation est essentielle.
Marie-Noëlle : Gina Cody, merci infiniment pour cette conversation inspirante et éclairante.
Gina : Ce fut un plaisir. J’espère qu’à un certain moment toute cette question d’égalité des genres sera une notion du passé.